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TÉLÉGRAMMES: Blog de nouvelles

4 juin 2006

MP3

N° 13- 21/05/06 – 12h30

C’est un homme noir d’une soixantaine d’années, il s’approche, hésitant, d’un jeune blanc, pantalon large, baskets non lacées, regard perdu au loin et écouteurs dans les oreilles. Il s’assied à côté du jeune et en lui tendant un petit objet gris : « Dites, vous pourriez m’expliquer comment ça marche un aimepétrois ? »

-         Pardon ?

-         C’est ma fille qui m’a donné son vieux aimepétrois. Elle vient d’en gagner un plus performant à un concours. Je n’arrive pas à le faire fonctionner. Vous pouvez m’aider ?

-         Y-a de la musique dedans ?

-         Euh, oui, elle a mis des chansons pour moi.

-         Faites voir… (le jeune prend le lecteur mp3 des mains du moins jeune et le manipule quelques instants sans rien dire. Puis à l’attention de l’homme qui avait gardé les écouteurs dans les oreilles : Vous entendez quelque chose là ?

-         Non

-         Et là ?

-         Non

-         Maintenant, vous entendez quoi ?

-         Ah oui, là j’entends quelque chose. (Il se tourne vers le jeune avec un grand sourire) J’entends la radio ! On peut écouter la radio avec ça ?

-         Ben, on dirait ! A priori, pour écouter vos chansons, faut aller dans « menu » comme ça et sélectionner « mp3 »

-         Oh là, vous allez vite ! Comment je vais dans « menu » ?

-         Avec la molette là, en dessous. Vous voyez, vous pouvez la tourner de gauche à droite. A mon avis, c’est aussi comme ça que vous passerez d’une chanson à une autre.

-         Ah d’accord, comme ça ? Et après je fais quoi ?

-         Vous appuyez sur « play »

-         Sur « play » ?

-         Le bouton avec le triangle

-         Ah oui, j’entends la chanson… ouh là, c’est fort ! C’est où qu’on baisse le son ?

-         Euh, ici, vous tournez vers la gauche.

-         Ah, c’est mieux. Ça vous rendrait sourd, ce machin !

-         Ouais, faut faire gaffe, j’ai des potes qui ont eu des problèmes. Ils n’entendent plus les aigus. Sur les I-Pods, ils ont limité le volume. Comme on bride les moteurs, vous voyez ?

-         Vaut mieux… Et pour l’éteindre, je fais quoi, à votre avis ?

-         Essayez de laisser votre doigt sur « play » pendant un moment…

-         Ah oui, ça marche… je veux dire : ça l’éteint ! … Eh, merci beaucoup, hein ?

-         Sans problème !

L’homme noir reste maintenant assis à côté du blanc et, concentré, commence à se familiariser avec l’appareil. Après un moment, il se tourne vers le jeune :

-         J’entends des voix ! … Je veux dire, dans les écouteurs !

Le jeune saisit un fil des écouteurs du moins jeune : « je peux ? » L’homme lui fait oui de la tête. Il ôte ses propres écouteurs et prend l’écouteur gauche de l’homme. « Ah, c’est nous ! On a dû s’enregistrer tout à l’heure par erreur.

-         - On peut s’enregistrer ?

-         Ouais, ça doit faire « dactylophone »

-         Dictaphone ?

-         Ouais, dictaphone ! Et là c’est pour les réglages, quand vous allez sur « syst », vous pouvez régler l’heure. « RPL », ça je ne sais pas ce que c’est…

Puis, en lui rendant l’écouteur : elle aurait dû vous donner le mode d’emploi, votre fille…

-         Elle le retrouvait plus, avec tous les cartons… (l’homme s’arrêta net de parler. Il se prend la tête dans les mains)

-         Eh, Monsieur, ça va pas ? Qu’est-ce qui vous arrive ? J’ai dit quelque chose de mal ?

-         Non, non, je suis désolé, c’est en parlant des cartons, ça m’a fait penser. Je reviens de chez elle, on a fait des cartons tout le week-end. Elle part habiter avec sa sœur un moment. Son mari vient de la quitter. Il la laisse toute seule avec deux gamins. C’est terrible. Elle ne travaille pas. Je ne sais pas comment elle va pouvoir s’en sortir… Je ne sais surtout pas pourquoi je vous raconte tout ça. Je suis navré, vous êtes tellement gentil de m’avoir aidé avec mon bidule…

-         C’est pas grave Monsieur. Elle s’en sortira vot’ fille. Y a des aides et pis, il devra y payer une pension, son mari. Chez moi, c’est pareil, mon père il est parti quand j’étais môme. On s’en est sorti avec ma mère. C’est la vie qu’est comme ça. On apprend à se débrouiller.

-         Vous avez sans doute raison. Ça me remonte le moral

-         Bon, je descends là moi. Courage Monsieur. Vous n’avez qu’à écouter de la musique, maintenant que vous savez vous servir de votre mp3, ça vous changera les idées…

Et le jeune sortit du train en faisant un clin d’œil au moins jeune.

18h00

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15 janvier 2006

Ce fa dièse là.

N°2 - 01/01/06 – 19h40

Cette Barcarolle en fa dièse majeur de Chopin n’est vraiment pas évidente. Je ne serai jamais prêt pour le concert de fin Janvier. Les notes sont là, je passe les difficultés techniques avec assez bonne aisance mais il n’y a surtout aucune émotion. Je n’arrive pas à m’imprégner du morceau. Je reprends le troisième mouvement, ça sera moins haché en passant le pouce après le fa dièse. Je me rate. Allez, main droite seule. Do – Fa# - Sol. Do – Fa# - Sol. Cette vibration m’agace. Il y a toujours un objet qui vibre en harmonie avec une note mais sur cette mesure, ce fa# que je dois passer avec le pouce, ça m’insupporte.

Je soulève le métronome du piano, ça vibre toujours. Je déplace la lampe, ça vibre encore. C’est agaçant, presque insignifiant mais depuis que je l’ai remarqué, ça m’obsède. Bon sang, mais qu’est-ce que ça peut être ? De la main droite, j’enfonce le fa dièse en doubles croches répétées pendant qu’en fermant les yeux, j’essaie de localiser la source vibratoire. Ça vient de derrière le piano : mince alors, c’est peut-être dans le mur.

Je rejoue la note. Pas de doute, ça vient du mur, de quelque rivet ou autre cheville, que sais-je, je n’y connais rien en murs. Moi qui me refuse à utiliser un marteau de peur d’abîmer mes doigts, mon outil de travail, me voilà gâté. Gêné par un rivet.

J’essaie de faire abstraction. Pas moyen. Alors, je travaille la Mazurka n°4. Au moins, il n’y a pas de fa dièse, elle est en si bémol mineur. J’étudie la Mazurka le reste de la matinée puis je pars déjeuner.

Lorsque je reviens, je me remets à travailler la Barcarolle. Diable, la vibration est là. Je ne me l’ôte pas de la tête. Fa#, dzoing, Fa#, dzoing. Fa# - Fa#, dzoing – dzoing.

Je me dirige vers le mur. Je tape avec le plat de la main. C’est un genre de plâtre. Ça sonne creux, il doit s’agir d’une alcôve dans le mur ou d’un ancien placard condamné. Je ne vais quand même pas défoncer le mur ? J’ai emménagé il y a à peine un mois. Cette pièce éclairée par une splendide baie vitrée, quel plaisir.

Le malheur des uns fait le bonheur des autres dit-on : depuis le temps que je cherchais une belle hauteur sous plafond pour que mon Steinway s’exprime enfin, c’est grâce à l’infortune de cet excentrique Italien que j’ai pu acquérir cet appartement de rêve. Après vingt ans de mariage, sa dame est partie du jour au lendemain. Il n’a pas supporté : il fallait qu’il vende à tout prix et qu’il reparte en Italie.

C’était mon aubaine car dans le treizième arrondissement, tous les appartements pouvant se transformer en loft ont été pris d’assaut, il y a bien longtemps et je désespérais de trouver cette année. Après tout, c’est peut-être bien sa veine aussi, les voisins m’ont dit qu’ils ne cessaient de se disputer et qu’un peu de piano serait bien plus agréable à entendre dans l’immeuble.

Bon, je fais quoi, moi avec ce mur à dzoing ? Comme les boites que l’on retourne et qui mugissent, j’ai un mur qui dzoingue quand je joue du Chopin.

Retour sur mon banc. Je recommence le morceau et au premier fa#, ma décision est prise. Je descend à la cave et je prend cette masse qui jamais ne m’a servi mais que j’ai toujours gardée, car « on ne jette pas les outils », comme disait Papa.

Après avoir protégé mon Steinway d’une couverture et l’avoir éloigné du mur de quelques mètres, muni de gants, je prends mon élan et je frappe le mur blanc. Cela va me coûter une fortune de tout refaire. Ça attendra après le concert. Le mur se défait facilement. Je pousse un cri, je recule, je manque de tomber à la renverse.

Un énorme sac poubelle vient de tomber à mes pieds avec un bruit sourd. Je n’ose pas le toucher. La forme est sans équivoque : il s’agit d’un cadavre. Je cours au téléphone, je compose le 17 et j’attends, prostré, la masse à la main que la police arrive.

Ils entrent, s’affairent, me posent des questions. Finalement, ils ouvrent le sac et une odeur pestilentielle s’en dégage. Un bras tombe sur mon parquet.

Je m’approche du piano, tremblant, je soulève la couverture, j’ose approcher mon doigt de la touche et je joue ce fa# maudit, tandis que, sur la main verdâtre, vibre… une bague.

Elle n’était pas partie très loin, la femme de l’Italien. En tous cas, pendant que la police le cherchera à Rome ou à Turin, je suis sûr d’une chose : je vais enfin la jouer avec une certaine émotion, cette Barcarolle en fa dièse majeur !

20h40

14 janvier 2006

Les jeux sont faits

N°11 – 17h33 – 12/01/06

Je repenserai souvent à ces moments, par la suite. Je m’étonne encore qu’ils aient gardé une telle précision dans ma mémoire, comme une anomalie, la théorie prédisant qu’ils soient éclipsés par les évènements qui suivirent.

Ils se sont imprimés si nettement dans mes souvenirs, je pense, parce que les pensées multiples qui se disputent normalement mon attention, s’étaient momentanément dissipées, la fatigue et l’alcool des nuits de Vegas les ayant balayées.

Nous avions déjà dépassé l’heure du décollage quand le pilote annonça qu’il y avait un souci avec la porte de la soute, qu’ils étaient en train de réparer. Nous serions partis sous dix minutes. Les gens,  préparés pour un long vol, avaient tous déjà sorti livres et magazines, la nouvelle n’émut personne.

Je regardais Sophie, elle expliquait patiemment à deux passagers assis près d’une issue de secours au dessus de l’aile, les consignes qu’il faudrait suivre en cas de problème. Une voix douce et calme, un récit clair, quelques gestes contenus, mesurés, pour expliquer comment la porte devrait s’ouvrir, le toboggan se gonfler. Sourires échangés.

Sophie avait encore les cheveux attachés en un chignon impeccable, son uniforme bleu pas  encore froissé, déchiré. Je ne pouvais pas me douter sur le moment de la force de caractère de cette femme, de sa ténacité, de cet acharnement presque violent pour protéger la vie sans lequel je ne serais même plus là pour raconter cette histoire.

Déjà dans sa façon d’appliquer une simple consigne, le soin de parler à chaque passager, sa recherche du consensus, de l’approbation, cette prévenance et cette considération pour l’autre qui scelle aussi le contrat : « en cas de besoin, vous m’aiderez ».

Sébastien, lui, était derrière la paroi qui séparait le bloc de la classe économique avec la petite kitchenette du milieu de l’avion. Je ne voyais de lui que son visage qui me semble-t-il était déjà apeuré. Savait-il déjà ?

Il attendait pour les toilettes, il regardait Sophie aussi. Il avait encore deux heures à vivre avec ses parents. Je crois qu’ils ne se sont même pas parlés pendant ce temps. Il leur en voulait pour cette histoire de film manqué. Combien il se morfondra par la suite de ne pas avoir su en profiter. Et moi, je ne les ai pas rencontrés. Qu’auraient-ils pu me dire pendant ces deux heures, s’ils avaient su que j’adopterais leur enfant unique. Quelles grandes valeurs auraient-ils souhaité que je transmette à Sébastien ?

La scène se déroulait devant mes yeux : Sophie à ma droite avec les deux passagers attentifs aux explications, Seb à ma gauche.

Je n’entends pas vraiment les mots à cause de la musique dans mes écouteurs.

Je n’entends pas vraiment la musique à cause de la fatigue et des vapeurs d’alcool dans ma tête, qui voilent un peu mes sens, rendent la scène irréelle.

Des inconnus encore, qui deviendront les deux personnes les plus importantes de ma vie.

Et puis les toilettes se sont libérées, Sébastien a disparu de ma vue. Sophie est partie plus loin. J’ai dû fermer les yeux.

Nous nous sommes mis en place pour l’événement qui allait ouvrir le second acte de nos vies.

17h55

10 janvier 2006

La cravate

N°8 – 08/01/06 – 15h15

Ce matin mon chat m’a parlé. Il m’a dit que ma cravate n’allait pas avec ma chemise. Je l’ai regardé incrédule pendant un moment, c’était la première fois que je l’entendais parler. Il était allongé dans la corbeille à linge. Il sait très bien que j’ai horreur qu’il se mette là. Je le suspecte d’ailleurs de m’avoir parlé pour faire diversion.

« Tu t’y connais en cravates, Lotus ? » lui ai-je demandé. Il m’a regardé avec ses deux grosses billes dorées, visiblement vexé. J’ai considéré ma question un instant. C’est vrai qu’il est assez élégant mon chat, il porte des rayures châtaigne alternées avec d’autres plus foncées sur fond beige. C’est très distingué. Ses pattes sont blanches, les quatre, comme pour souligner que c’est un chat d’une certaine classe. Je lui demandai de m’excuser.

Je suis retourné dans ma chambre et sélectionnai une autre cravate. Une marron et or, un peu comme la fourrure de mon chat, pour aller avec ma chemise bleu ciel. Je suis  retourné dans la salle de bains pour finir de me peigner. Il était encore là. Je lui ai lancé un regard moqueur en lui demandant : « alors ? ». Je n’ai pas eu le droit à une réponse. J’ai donc terminé de me préparer en l’ignorant. Je me suis parfumé et je suis sorti.

Contenté, je me suis fait un café. Pendant que mon expresso coulait, il a sauté sur le plan de travail et me regarda griller mon pain. Son regard allait et venait entre moi et les toasts. Je finis par lui dire : « quoi, tu en veux un ? ». A priori, c’était ça. Je lui ai donc grillé une tartine, que j’ai beurrée. Je m’apprêtais à mettre la confiture de fraise quand il a produit un « pffff » agressif. « Pas besoin d’être désagréable » lui ai-je dit en étalant la gelée d’abricot. Je lui ai coupé sa tartine en petits morceaux que j’ai poussé devant lui. Il a mangé silencieusement.

J’étais un peu nerveux. Ce matin, je devais présenter la consolidation des comptes de ma société devant ma directrice et nos auditeurs. Elle ne m’aime pas et elle attend le moindre faux pas de ma part pour me foutre à la porte. Elle ne comprend pas très bien ce que je fais, alors elle a beaucoup de mal pour me prendre à défaut. Mais avec les auditeurs, c’est une autre affaire.

Lotus est venu se coller contre mes jambes comme pour me donner du courage. Je lui ai caressé la tête. Tout à coup, je réalisai qu’il était déjà 7h30, j’allais être en retard. En me chaussant, je me demandais si je devais prendre la voiture ou aller au travail en transports. A 7h30, le périphérique allait être bouché mais, il fallait que je sois bigrement chanceux pour attraper un RER. Je ne connais pas les horaires et il y en a un toutes les 20 minutes seulement. Au moment de saisir les clés de la Volvo, Lotus est monté sur le guéridon et d’un coup de patte, les a fait tomber derrière, contre le mur.

« Ah bravo, je n’avais pas vraiment le temps pour ça ! ». Plutôt que de perdre cinq minutes additionnelles, je suis parti en courant vers la gare RER et par chance, le train faisait son apparition au loin. Je suis monté quand le signal de la fermeture des portes retentit. Je glissai les écouteurs de ma petite radio dans les oreilles, un peu de musique me ferait du bien avant l’épreuve de la matinée. Au flash info traffic, ils annonçaient 50 minutes de la porte d’Orléans à la porte Maillot. L’intervention de Lotus m’avait donc été profitable

Je suis arrivé pile à l’heure à ma réunion. La directrice attendait devant la salle de réunion. « Belle cravate, Gérard, il y a une femme dans votre vie ou vous avez pris un cours pour vous habiller comme il faut ? Allez, enfin, dépêchez vous, les auditeurs attendent pour les comptes consolidés… ». A la pause, j’ai appelé mon chat pour le remercier.

16h16

7 janvier 2006

Le bout de bois

N°7 – 07/01/06 – 11h42

Sébastien est assis sur son fauteuil préféré, une revue de mots croisés à la main. Il regarde dans le vague depuis quelques instants à la recherche d’un mot de sept lettres. Son regard se porte sur le vieux bout de bois qu’il a rapporté de Yellowstone. Cette vieille racine torturée ressemble à un serpent sur le point d’attaquer un mulot imprudent. Elle a été de tous les déménagements, il a pris soin ses dix dernières années, de l’emballer précautionneusement pour ne pas qu’elle souffre des transports.

Il se demande pourquoi il s’est tant attaché à cet objet. Il n’évoque pourtant que le lointain souvenir d’un voyage aux Etats-Unis, ce n’est pas un jouet d’enfance qu’il aurait jadis chéri. Pourtant, il y tient énormément et supporterait mal de le perdre.

Nathalie est assise en face de Michel, sa tasse de café à la main. Elle regarde dans le vague depuis quelques instants à la recherche des mots justes. Son regard se porte alors sur Michel. Ce mec torturé ressemble à un boxeur prêt à lui coller une baffe. Elle se demande comment lui expliquer que bien qu’elle ait passé plusieurs nuits dans son lit, elle n’a pas l’intention de gâcher son samedi soir avec elle, elle préfère sortir avec ses amis. Ce n’est pas qu’elle ne tient pas à lui, mais il faut qu’ils apprennent à se connaître et puis l’avenir décidera. Pour l’instant, elle ne veut pas s’attacher.

Sébastien se lève et se dirige vers le serpent de bois. C’est la dernière chose qu’il ait faite à Yellowstone : ramasser ce bout de bois qui flottait sur l’eau d’un lac et qu’une vaguelette avait poussé jusqu’à ses pieds. De retour en France, il avait pris du papier de verre et l’avait blanchi, puis il avait teinté le bois pour le préserver. Quelquefois, il le prenait en main et se surprenait à chaque fois de sa légèreté. Sébastien aime le bois, la chaleur qu’il dégage et  ses différentes teintes, comme celles des visages dans le métro. C’est vrai qu’il s’entoure souvent d’objets hétéroclites auxquels il s’attache sans raison, mais c’est sa façon de s’encrer dans la vie, une sorte de fidélité aux choses qui le rassure et le fait croire en lui, en sa véracité, son authenticité.

Nathalie se lève et passe derrière Michel, elle passe ses mains sur ses épaules. C’est le premier mec qu’elle ait remarqué au Latin Lounge. Il était sur la piste et dansait avec une petite allumeuse sûrement cubaine, et quand la chanson s’est terminée, il s’est arrêté presque à ses pieds. Elle lui a fait un clin d’œil et ils sont allés au bar quand la Cubaine s’est remise à danser avec un autre type. Au bar, elle a commandé un mojito et lui aussi. Elle aime bien son style de bûcheron qui se dandine sur des musiques d’Amérique du Sud. C’est peut être le déhanché maladroit. Elle aime aussi qu’il soit assez différent de tous les gars avec qui elle soit sortie. C’est vrai qu’elle s’entoure souvent de mecs en tous genres auxquels elle ne s’attache jamais vraiment, mais c’est sa façon de circuler dans la vie, une sorte de liberté par rapport aux gens qui la rassure et la fait croire en elle, en sa force de caractère, son authenticité.

Sébastien repose le serpent de bois. Il se rappelle qu’il avait promis à sa mère de passer pour lui réparer la porte du placard qui menaçait de lui tomber dessus. Il enfile son manteau et s’apprête à sortir

Nathalie s’éloigne de Michel en embrassant sa main et en soufflant sur le baiser imaginaire en sa direction. Elle se rappelle qu’elle doit porter sa voiture au garage pour cette foutue révision. Elle enfile son manteau et s’apprête à sortir.

Sébastien ferme sa porte. C’est le voisin de pallier de Michel et Nathalie sort de chez lui au même moment. Ils entrent ensemble dans le petit ascenseur. Pour refermer la grille, Sébastien effleure sans le faire exprès la hanche de Nathalie. Il rougit. Elle le dévisage et il rougit d’autant plus. Elle lui fait un clin d’œil, il détourne son regard. C’est la première fois qu’on détourne son regard d’elle quand elle fait son clin d’œil magique. Même les gays lui répondent agréablement. Elle est vexée. Elle tire sur son pull pour libérer un peu plus son corsage, elle lance : « c’est intime, comme ascenseur !». Sébastien la regarde alors et acquiesce d’un léger mouvement de la tête, sans rien dire. Elle lui décoche son plus beau sourire, le numéro deux, celui qui fait fondre la glace. Il ne la regarde plus. Sur la grille d’ascenseur, Sébastien fixe la poignée… en bois.

12h42

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5 janvier 2006

Soirée d’hôtel

N°6 – 05/01/06 – 8h32

A Zürich, il ne faut pas compter dîner passées vingt deux heures. Il n’y a guère que dans le restaurant de l’hôtel quatre étoiles que m’avait réservé mon entreprise que je pouvais espérer avaler une soupe et un verre de vin blanc.

Le serveur m’approche et s’adressant à moi en anglais me demande si je serais accompagnée. Je lui réponds que non et il me mène vers une table au fond de la salle près d’un énorme olivier en pot.

Je commande un verre de Chardonnay et un velouté de tomate et enfin seulement commence à évacuer un peu le stress de la journée. Je retire discrètement mes chaussures à talons hauts. Je m’écris une note mentale de ne jamais plus les porter pour des journées de ce type au lever à cinq heures du matin et dont la fin des hostilités se situe après vingt et une heures.

Les négociations se sont mal passées. Le client était borné. On aurait dit qu’il songeait à élaborer avec moi une nouvelle façon de s’enrichir en négociant les pénalités les plus fortes avec mon entreprise en cas de défaillance. Au lieu de se concentrer sur ses ventes de vêtements de surfers des villes. En plus, comme à mon habitude, je me bat autant contre le client que contre le vendeur de ma société qui sent à tous moment sa commande s’éloigner à chaque fois que je ne cède pas aux désirs de son client.

Toutes ces années d’études de droit pour passer ma vie dans des avions et des hôtels à négocier des pénalités. L’arrivée de mon potage fumant m’arrêta net dans ma complainte. Je regarde autour de moi en le dégustant.

A ma droite, il y a une tablée d’une douzaine de personnes assez animées. Il doit s’agir de quelques collègues en déplacement à une convention. A gauche un couple de touristes espagnols à la soixantaine passée qui ont l’air de passer en revue le programme du lendemain, guide vert à la main.

En face à une table non loin de moi, il y a un couple d’hommes qui suscite bien des mouvements. Deux américains sont debout à côté de leur table un papier et un stylo à la main. Ils font signer un autographe à l’homme qui me fait face.

Bon sang, c’est Douglas Bloomsbury, l’auteur américain dont j’ai dû lire à peu près tous les romans. Ça alors, quelle coïncidence. Il est tel qu’on le voit sur les photos à l’intérieur de la couverture de ses livres : vêtu d’un jean et d’un polo, il porte une barbe de trois jours et une cigarette entre les doigts.

Ces romans sont toujours si intenses, ses personnages si réels. Même ses héroïnes sont très réalistes. J’aimerais lui dire combien lui seul sait exprimer ce que ressent une femme. Je voudrais qu’il sache combien de soirées passées dans ma chambre d’hôtel il a sauvées, rendues agréables. Comme il a su me faire m’évader ses années durant, à tel point qu’il m’arrivait plusieurs fois dans la journée de me languir d’arriver chez moi pour replonger dans le roman.

Je voudrais qu’il sache tant sa prose a su me captiver, tant j’ai aimé le suivre dans tous les décors qu’il a choisi pour dérouler ses actions. Avec ses romans, je me suis intéressé à la guerre de Sécession, au milieu de la mafia japonaise, à la vie de biologistes, aux villages d’Afrique…

Je fouille dans mon sac à main pour en sortir le petit carnet sur lequel je note mes appels téléphoniques. Je me lève et me dirige pieds nus vers sa table. Il est en discussion avec son agent sûrement. Il me voit approcher et son regard se porte vraisemblablement sur ma main, mon carnet, mon stylo. Il tend la main vers moi me faisant signe d’approcher et de lui donner mon papier. Il me regarde, me sourit distraitement. J’ai l’impression cependant qu’il n’a pas cessé de regarder son interlocuteur, le flot de la conversation n’ayant à peine été modifié par mon intrusion.

De toute évidence, c’est un événement anodin pour lui et dont chaque jour doit être parsemé. Il remarque que je ne pars pas, me regarde à nouveau. Je vais lui dire comment son œuvre a changé ma vie, je suis tétanisée.  Ma gorge est nouée et une voix sur-aiguë que je ne me connaissais pas bafouille en anglais : « Je…, euh, j’aime bien ce que vous faîtes ! » et je ne manque pas de ponctuer mon éloquente louange à son œuvre par un petit ricanement pré pubère.

9h33

3 janvier 2006

La sortie

N°5 – 03/01/06 - 22h30

Elle descend les escaliers doucement. Elle ferait mieux de prendre l’ascenseur mais elle en a peur. Si on s’accroche à la rambarde, il n’y a pas de danger. Et puis elle n’habite qu’au second, ça lui fait faire de l’exercice après tout. Quand elle arrive en bas, elle s’assure que le sol n’est pas humide. Vers onze heures le concierge n’a pas encore lavé les parties communes, normalement. Normalement.

Quand elle sort, elle se rend compte qu’il fait froid. Elle aurait dû enfiler son gilet. Mais c’est compliqué avec son bras. Des fois, Clotilde, l’aide ménagère l’aide un peu avec ses gilets et ses manteaux. Mais, Clotilde, c’est le lundi et le jeudi. Et aujourd’hui, on est mardi.

La rue est si calme. Elle respire à fond. Elle entend miauler. C’est le chat jaune. Il est vilain, il a le poil rêche et une oreille croquée mais elle l’aime bien quand même. Il est sur le petit muret du voisin, ça tombe bien, elle n’aura pas à se mettre à genoux pour le caresser. Il vient se coller contre elle. On dirait qu’il suffit de tendre la main et il se caresse tout seul, le chat jaune.

Elle reprend son chemin. Elle passe par le square. C’est à peine plus long et c’est tellement plus joli. Il est désert. Les enfants, ils viennent plutôt l’après-midi. Elle longe la haie. Il y a des jeunes à l’autre bout qui la montre du doigt. Ils se moquent, on dirait. Oh, elle ne leur en veut pas. C’est pas bien méchant.

Il y a du vent. Elle tremble un peu. On est en avril mais les beaux jours ne sont pas encore arrivés. Sur le trottoir d’en face, il y a Monsieur Barne avec son chien d’aveugle. Elle traverse pour le saluer.

-         Monsieur Barne, ça va bien ?

-         Jacqueline, bonjour. Ça va, ça va.

-         Il est nouveau ce costume, Monsieur Barne ? dit elle en caressant le labrador qui ferme les yeux de plaisir.

-         Oui, mes enfants m’ont emmené faire les magasins, samedi dernier.

-         Vous êtes très élégant.

-         Merci Jacqueline, mais pas tant que vous.

-         Qu’est-ce que vous en savez, après tout ?

-         Je m’en doute, Jacqueline, je m’en doute !

-         Allez, bonne journée. Et elle retraverse la rue lentement puis elle longe la contre allée.

Quand elle arrive près de la route, elle regarde bien. La dernière fois, il s’en était fallu de peu. Elle a le temps de traverser si le bonhomme vient juste de passer au vert. Sinon, il faut attendre le prochain tour. C’est bon, il vient juste de passer au vert. Elle se dépêche. Une voiture arrive au loin. Elle n’a pas fini de traverser que le conducteur klaxonne en faisant de grands gestes. Ah, c’est pas bien grave. Les gens ne sont plus très patients, c’est bien connu.

Elle se dépêche d’arriver à la boulangerie. Elle entre, il fait meilleur à l’intérieur. La sonnette retentit. Les Paris-Brest ont l’air gros aujourd’hui. De toutes façons, elle prend toujours un Paris-Brest, qu’ils soient gros ou petits. Elle entend les pas de la boulangère.

-         Ben Madame Gervaux, ça va pas la tête ? Vous êtes toute nue ! Venez par ici, que je vous prête une robe de chambre. C’est pas sérieux ça. Vous aurez du bol si vous n’avez pas attrapé une pneumonie. Venez, je vous dis.

22h30

2 janvier 2006

Gênes

N°4 - 02/01/06 - 17h25

J’ai préparé le tiramisu ce matin. J’ai fouetté les œufs avec le sucre jusqu’à ce que le mélange blanchisse. J’ai travaillé le mascarpone avec la Marsala et monté ma crème Chantilly. J’ai mélangé avec mes blancs montés en neige. J’ai trempé les biscuits dans l’expresso et sa goutte d’Amaretto. J’ai disposé mes biscuits dans le fond d’un plat et recouvert d’une couche de mon onctueux mélange. J’ai répété l’opération et terminé en saupoudrant de cacao.

J’ai mis le tout au frigo pour que ça repose. Je ne m’en suis même pas rendu compte à ce moment là.

Quand elle m’a appelé, vers sept heures pour me dire qu’elle partait du bureau, j’ai commencé le risotto. J’ai épluché les asperges que j’ai coupées en rondelles et je les ai faites revenir dans le beurre. J’ai ébouillanté les pointes et les ai fait revenir dans le beurre aussi. J’ai fait revenir un oignon finement haché avec de l’huile d’olive. J’ai versé mon riz (Vialone Nero) et j’ai mélangé à feu vif. J’ai mouillé avec un vin blanc sec et quand il s’est évaporé, j’ai salé avant de rajouter du bouillon de volaille.

Quand elle est arrivée, j’ai incorporé le parmesan, les asperges en rondelles. J’ai décoré avec les pointes d’asperge. J’ai débouché une bouteille de Lacrima Cristi. C’est elle qui me l’a fait remarquer.

Elle était toute excitée. Elle m’a dit qu’une soirée italienne c’était très romantique et que j’étais merveilleux. Que je devrais prendre un jour de congé pour cuisiner comme ça de temps en temps. On a mangé le risotto. Elle a adoré. Il était crémeux à souhait, ça ne m’a même pas interpellé.

Elle m’a dit : où les as-tu planqués ?

-         quoi ?

-         ben, les bouquins de cuisine pardi ?

-         quels bouquins de cuisine ?

-         Tu veux me faire croire que tu as fait un risotto et un tiramisu sans suivre recette, peut-être ?

Ca m’a pris de plein fouet. Depuis hier soir, j’ai acheté les ingrédients sans y penser. Ce matin, avec le tiramisu puis plus tard avec le risotto. Comment était-ce possible ?

Je suis devenu pâle.

-         Eh, ça va ? On dirait que tu vas tomber dans les pommes ! Qu’est-ce qui se passe ?

-         Virginie, j’ai cuisiné sans recette. Je ne sais pas où j’ai appris à faire ces plats. Je te jure.

On a fini de manger en imaginant toutes les possibilités.

-         J’ai entendu parler d’un mec qui enregistrait ses cours de facs sur un dictaphone et qui se les repassait en dormant. Il paraît que le subconscient enregistre ces choses là. Tu t’es peut-être endormi un jour devant un programme de cuisine à la télé ?

Après le dîner, elle a proposé de faire la vaisselle. Je me suis assis sur le canapé et j’ai pris le bouquin du grand père. Il l’avait envoyé cette semaine et je n’avais pas encore pris le temps de bien le regarder. C’est l’arbre généalogique de la famille. Il a mis près de quinze ans pour le finir. Je crois qu’il est remonté à 1760. Huit ou neuf générations. Des certificats de naissances et de décès plein les armoires. Le grand-père, quelle patience.

Il y aurait eu quelques châtelains du côté de ma mère. Quelques industriels du côté de ma mère. Vers 1840 des ancêtres de ma mère seraient venus d’Italie s’installer du côté de Nice. Je tournais les pages, absorbé par la lecture. Elle est venue près de moi se blottir.

-         J’ai des ancêtres Italiens d’après le grand père. Ca vient peut-être de là ma révélation culinaire !

-         Une transmission par les gènes ?

-         Va savoir…

Je n’ai jamais réussi le tiramisu comme ce jour là. J’ai recoupé toutes les recettes possibles et imaginables.

18h10

31 décembre 2005

La dernière pièce

the_rock


J’aime les puzzles. Depuis que ma femme Elise est morte, ils occupent la plupart de mes temps libres.

Celui-ci, je l’ai commencé il y a plus d’un mois. Dix milles pièces le constituent. C’est le plus gros auquel je me sois attelé. Il représente un tableau de Peter Blume nommé « The Rock ». Il est à l’échelle un demi : soixante treize centimètres sur quatre vingt quinze.

J’ai pu admirer l’original à l’institut d’art de Chicago quand Elise et moi y étions allés il y a près de quinze ans. Je me rappelle m’être assis sur un banc en face du tableau pendant près de deux heures tandis qu’Elise continuait seule sa visite. Moi qui n’aimais pas particulièrement les musées, j’étais en admiration devant ce tableau, comme hypnotisé par le rouge de cette roche éventrée.

Elle surplombe des hommes et une femme qui taillent et déplacent des pierres pour reconstruire un bâtiment là où tout a été détruit. Le tableau a été peint de 1944 à 1948 ce qui laisse penser que ces quelques personnages représentent l’humanité toute entière reconstruisant le monde après la seconde guerre mondiale.

Il ne me reste plus qu’une centaine de pièces. Je pourrais peut-être finir avant le dîner. Ma conception du dîner est différente de celle qu’avait Elise. Pour moi, cela se résume à un bol de soupe et un yaourt. Je ne manque pourtant pas de patience mais je ne supporte pas de regarder une viande mijoter pendant deux heures.

Des pièces de diverses teintes de vermillon s’étalent devant moi : j’ai gardé le cœur de cette roche pour la fin. Elle est là, énorme, détruite mais encore majestueuse et imposante, comme symbolisant la ténacité de l’humanité, sa capacité à survivre.

Survivre : je survis à Elise, je ne vis plus vraiment. Je me suis coupé du monde, retiré en ermite avec une trentaine de boites de puzzle. Au bureau, je ne parle presque plus. J’ai même refusé la promotion que j’avais tant attendu. Cherchant toujours le plus court chemin pour rentrer chez moi et me retrouver face à moi même, à l’absurdité de ma vie sans Elise et à ces maudites pièces de puzzle, toutes plus semblables les unes aux autres.

Le personnage central en bas, m’a toujours fasciné : il est accroupi avec un marteau et un burin, affairé à tailler un bloc de pierre. Il est tout tordu dans son mouvement. Tous ces gens pieds nus déploient de grands efforts, leur douleur est presque palpable.

Je trie les dernières pièces, à part quelques reflets blanchâtres pour les différencier, elles sont très similaires, comme mes journées.

Une drôle d’impression m’envahit, il ne me reste plus que dix pièces et je ne m’imagine pas terminer ce soir. J’emboîte nerveusement les formes et je reste perplexe avec la dernière pièce dans la main : elle ne rentre pas.

Je peux bien la tourner dans tous les sens, elle ne correspond pas au vide laissé par les neuf mille neuf cent quatre vingt dix neuf autres. Je vais chercher la boite : elle est vide. J’ai dans la main une pièce qui correspond parfaitement du point de vue de l’image qu’il reste à afficher mais pas de la forme.

Je tremble. Cette contrariété a des effets inattendus sur moi. Je songe à appeler le magasin, le constructeur mais c’est dimanche aujourd’hui et tout est fermé. Je piétine nerveusement à côté de ma grande table, la pièce toujours à la main. Pourquoi cette anomalie vient-elle gripper un mécanisme bien huilé ? Pourquoi doit-elle remettre tout en cause ? Comment vais-je faire ?

Je suis énervé, je dois me calmer. Et puis j’ai faim. Je lance la pièce violemment sur le puzzle inachevé et me dirige vers la cuisine. J’ouvre le frigo. Il y a des œufs et des asperges. Et si je cuisinais quelque chose pour changer ?

13h15

N°1 – 31/12/05 – 12h15

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